Si vous êtes triste, disait Coco Chanel, mettez plus de rouge à lèvres et attaquez! Bon. À cinquante-deux piasses le bâton de rouge à lèvres, mettons qu’on va s’gérer les humeurs, s’prendre un shooter de gin, avaler le pot de millepertuis pis qu’on va y aller mollo su’la fréquence de son utilisation. Ou qu’on va opter pour des marques bas de gamme acheter au comptoir des cosmétiques de la pharmacie. Ou qu’on va sucer un Popsicle à la cerise, manger des framboises, croquer des graines de grenade. Ou qu’on va se taper un grand cru ou de la vinasse b’en tanin qui tache les lèvres. Me semble que l’bourgogne ça va ‘ec toute. On pourrait aussi s’faire faire un tatouage rouge permanent tout l’tour des babines, mais ça, c’est un risque à prendre. Y’a toujours une cliente insatisfaite qui finit par témoigner à l’émission Chirurgie botchée. Pis au pire des pires, on se barbouillera la bouche ‘ec le marqueur Crayola rouge pompier, lavable à la machine, qui traine sur le plancher de la chambre vide de ma fille depuis la fois où elle m’avait dessiné un pommier (ça date de y’a longtemps). Un vide pas dramatique. Un vide b’en normal. Un vide parce qu’elle est là où elle doit être : à l’école.
À l’école secondaire.
Un passage obligé. Un pont couvert sur le fleuve tranquille de sa vie (jusqu’à maintenant) qui peut soit être b’en long à traverser ou trop vite passé. Un beau pont en bois rouge avec un toit de tôle gris comme Sur la route de Madison, au moment où Robert Kincaid cueille un bouquet de chardon à offrir à Francesca Johnson, juste avant qu’ils rembarquent dans l’pick up, r’tournent à’maison, s’embrassent dans la cuisine et qu’elle trompe son mari. Un pont qui mène d’l’aut’bord de ce qu’elle pense être et ce qu’elle est vraiment, ce qu’elle apprendra à mieux connaître d’elle, ce qu’elle aime, ce qu’elle n’aime pas, ce qu’elle attend des autres, ce qu’elle est prête à donner en amitié, en amour, et ce qu’elle osera reprendre pour se garder, se préserver, se respecter. L’audace de ses rêves, la force d’y croire, de douter même et d’agir pour réussir ce qu’elle entreprendra et la même force de se relever aussi, si elle échoue. Bon. Pis assimiler de nouvelles connaissances et réussir ses maths…
Faqu’euh, j’me mets du rouge à lèvres en esti pour passer le temps.
C’est pas que je m’inquiète pour elle. Je sais qu’elle va se débrouiller, qu’elle est bien outillée, mais y’a de ces pensées intrusives qui m’viennent, qui s’invitent, qui s’imposent, qui s’installent dans mon grand salon de conscience pis qui s’évachent de tout leur long, prennent toute la place et qui font que je me demande sans cesse : est-elle heureuse?
À tout moment de sa vie, est-elle heureuse?
Nos parents s’en faisaient’tu pour nu’z’autres quand on rentrait au secondaire?
B’en non voyons donc…
On pouvait être p’tit, grand, gros, la face plein d’boutons d’acné, trainant le poids d’un pesant coming «in» de gay ou de lesbienne incognito, en sachant très bien que ça s’ra pas pour tu’suite qu’on reprendra les paroles de Céline, qu’on sera «bien dans ma peau, incognito, je recommence ma vie à zéro». Des réglisses nous pendaient le long du corps, de nos épaules jusqu’aux genoux, on avait l’air d’une gang de primates sous-évolués qui cherchaient dans cette jungle humaine, le local de science. On avait les cheveux gras, la moustache échevelée, on sentait le swing, le sébum, la crasse, le sperme, les pieds. On pouvait avoir le fond d’culotte taché de sang parce que nos premières menstruations venaient de s’déclencher dans le cours de maths, sans crier gare, sans qu’on puisse faire le calcul rapide qu’un-plus-un extra kangourou dans le fond de notre sac d’école est égal à moins de honte et d’humiliation, et qu’une fois que tu te l’aie noué autour de ta taille, par la force des choses ou de ton égo (la «force», un principe physique : vive les compétences transversales!), en prenant bien soin de suivre la circonférence de ton ventre ballonné de crampes, tu finisses par te cacher le derrière, éviter les regards et passer à travers la journée. Penses-tu vraiment que ta mère ou ton père avaient de l’empathie pour ton malaise le soir, quand tu racontais les détails de l’incident à la table? B’en non, voyons donc… C’est à se demander si nos parents avaient même un iota d’intérêt pour ce qui se passait dans nos vies à l’école. Sauf si on avait une retenue ou un avertissement signé du prof dans notre agenda. Là, la fierté parentale en prenait un coup et l’orgueil nous menaçait d’être privé de sortie, d’argent de poche ou de dessert.
Je me souviens de mon entrée au secondaire à l’Institut Esther Blondin à Saint-Jacques. Une école privée. Une école de filles. J’étais un peu bou-boule. Mon gras de bébé n’avait pas eu le temps de fondre au soleil d’été. Je flottais au vent des grands pans de tissu de ma tunique bleu-gris que ma mère avait cousue pour moi, une taille ou deux trop grandes pour qu’elle me fasse plus longtemps. Un patron de robe que je n’avais pas choisi, pas à mon goût, pas demandé mon avis non plus, un modèle que je subissais, mais qui devait être facile à faire entre couvrir nos manuels scolaires d’une pellicule de plastique protectrice autocollante, identifier tout notre matériel et répondre aux clients du dépanneur duquel mes parents étaient propriétaires.
Je m’étais fait une gang d’amies frondeuses et baveuses desquelles je me suis faite séparer en secondaire 2 pour éviter que je devienne encore plus baveuse et frondeuse que je l’étais auprès d’elles. J’ai donc dû me refaire une gang d’amies parmi une classe de filles qui me tournaient le dos, m’ignoraient parce qu’il était déjà trop tard, j’avais l’étiquette collée dans l’font d’une fille frondeuse et baveuse. Enfin, en secondaire 3, j’ai trouvé des amies rieuses, généreuses et loyales que j’ai dû quitter en secondaire 4 parce que mes parents venaient de divorcer et qu’on déménageait à Montréal. Delà, je me suis retrouvée dans une grosse Polyvalente à Point-aux-Trembles, remplie de près de deux mille élèves regroupés en gang d’amis déjà soudés depuis trois ans auxquelles je devais me greffer à l’une d’elles au plus sacrant pour éviter de manger mon lunch en cachette, tu’seule, assis sul’bol des toilettes le midi parce que j’avais trop honte de manger à la cafétéria en tête à tête, devant tout l’monde, avec ma solitude. Ce qui ne m’a pas empêchée d’être élue « Personnalité féminine de l’année » au bal des finissants de secondaire 5!
B’en oui, c’est rough la vie au secondaire, mais on passe à travers!
Faqu’euh, j’me mets du rouge à lèvres en esti pour passer le temps.
Me demandant si ma fille est heureuse.
J’attends qu’elle revienne de l’école pour lui demander comment s’est passé sa journée au secondaire. En attendant, les multiples couches de rouge à lèvres s’échappent et sillonnent les ridules d’expressions creusées par le temps tout l’tour de ma bouche. Les crèmes anti-âge ont pas faite leu’job. Un jour, le vide cité plus haut, sera peut-être aussi pour moi, un vide pas dramatique, un vide b’en normal, un vide parce que je serai là où je dois être : vieille.
Faqu’euh, j’me mets du rouge à lèvres en esti pour passer le temps et j’attaque!